Ce roman fabuleux de Melville, Moby Dick … Ou comment notre égo prend les commandes d’un navire et pourchasse désespérément une ÉNORME baleine – sans aucune chance de l’attraper, au passage...

Vous connaissez certainement l’histoire de Moby Dick : Le capitaine Achab – qui n’a plus qu’une jambe, la première d’ores et déjà avalée par la proie qu’il traque – pourchasse la baleine Moby Dick à travers tous les océans de la planète, sans répit, sans trêve, avec une hargne et une énergie folles. Sans vouloir vous spoiler, vous savez sans doute comment cela se termine : le capitaine finit embroché tandis que la baleine poursuit tranquillement sa route…

Vous ne trouvez pas que c’est à la fois intriguant et inquiétant de voir jusqu’où notre énergie, notre désir et notre ambition peuvent nous conduire ?

Et voilà où je veux en venir : Nous pourchassons tous une baleine, plus ou moins énorme, avec une rage et une hargne qui en deviendraient presque admirables. Une baleine qui représente tout ce que nous croyons devoir faire ou devoir être.

  • Qui représente ces obligations que nous croyons avoir. Oubliant que nous avons le droit d’avoir des doutes, d’échouer, d’hésiter, d’avoir peur. Que nous avons le droit d’avoir un coup de mou, d’avoir besoin de temps, d’avoir besoin de soutien.
  • Elle représente ces rôles que nous croyons devoir jouer car ils correspondent à notre culture et à notre éducation.
  • Cette baleine c’est aussi ces échecs que nous n’avons pas digérés, et les revanches que nous croyons devoir prendre.
  • Elle recouvre également aussi toutes ces qualités que nous croyons devoir posséder pour être heureux, pour être aimé, pour être accepté : être plus grand, plus fort, plus affirmé, plus spontané, plus fun, mais aussi moins timide, moins sensible, moins froid, moins timoré, mois fragile. [Liste ô combien non exhaustive !]
  • Et elle représente tous ces objectifs que l’on se fixe dans la vie car nous croyons devoir impérativement les atteindre. Parce que que nous devons réussir, nous devons performer, parce que nous devons gagner, nous devons être les meilleurs.

Le capitaine Achab lui-même, dans un bref moment de clairvoyance [chapitre CXXXII La Symphonie] se trouble de cette force qui le pousse : « Quelle est cette chose sans nom, insondable et surnaturelle ? Quel terrible roi sans remords me commande, pour que malgré les désirs naturels et l’amour, je continue à me sentir poussé, bousculé, forcé ? »

Et c’est presque touchant de constater avec quelle hargne, quelle fureur désespérée le capitaine du navire entraîne tout son équipage au drame…

Thierry Janssen, ex-chirurgien devenu psychothérapeute, qui a lui aussi pourchassé de nombreuses baleines, s’étonne de cette fureur avec laquelle on poursuit certains désirs et certains objectifs qui ne nous appartiennent pas, et nous propose de prendre un chouilla plus de hauteur que le Capitaine dans ses « Confidences d’un homme en quête de cohérence » : « Où trouve-t-on autant d’énergie pour obtenir ce que l’on convoite ? Je crois que c’est dans la rage vitale qui sert à calmer nos peurs, à combler nos manques et à effacer nos frustrations. Le drame c’est que, souvent, cette rage n’est pas suffisamment maîtrisée pour être réellement utilisée à notre avantage. Car [il s’agit d’une] logique de survie : elle alimente toutes sortes de stratégies de protection et de défense ; elle engendre une poussée à laquelle s’oppose une résistance ; elle crée toujours plus de peur, de manques et de frustrations, et, inévitablement, elle finit par provoquer le chaos et la souffrance »

Et en effet, Moby Dick se termine en chaos. Plus de capitaine, plus d’équipage (un seul survivant), et plus de navire. Moby Dick, elle, se porte très bien, merci. Quelques petits coups de harpons, mais rien de bien méchant.

Mais alors que faire ?

Et si on lui foutait la paix, à cette baleine ?

Et si les membres de l’équipage avaient su dire à leur capitaine de juste foutre la paix à cette baleine ? « Oh mon capitaine ! Splendide vieux cœur malgré tout ! Est-il besoin que quelqu’un doive chasser ce maudit poisson ? Revenez avec moi ! Laissez-moi changer de barre ! Avec quelle joie, quelle gaîté nous filerons notre chemin pour revoir le vieux Nantucket ! » Le second du navire a bien essayé, mais sans succès…

Le capitaine Achab n’eut que quelques minutes de clarté (2 pages sur 731, c’est maigrichon).

Mais nous pouvons tous, chacun à notre niveau, choisir de juste foutre la paix à cette baleine.

Elle ira nager tranquillement avec ses copines baleines, et nous pourrons, de notre côté, poursuivre notre route de notre mieux : en nous plantant parfois et en réussissant en d’autres occasions, êtres imparfaits que nous sommes.

Et loin du raffut de la chasse – oui, plusieurs canots à la mer, chacun embarquant six ou huit marins plus un harponneur, tout ce beau monde pourchassant savamment cette immense force de la nature qu’est la baleine, ça fait un peu de bruit… Je disais donc, loin de ce raffut nous pourrons enfin faire silence, entendre notre propre souffle et notre propre énergie, et ainsi écouter ce qui est vraiment pour nous.

La vérité pour soi sonne juste, mais au cœur du raffut de la chasse, peu de chance qu’on l’entende.

Top 5 des tips à retenir de Moby Dick

1.     Si une baleine vous prend une jambe, considérez qu’elle a gagné : foutez-lui la paix.

2.     Pendant une nuit de clairvoyance, si vous avez la conviction que la quête qui vous prend tant d’énergie est une erreur : foutez la paix à cette baleine.

3.     Si vous sentez bien au fond de votre cœur que cette baleine n’est pas pour vous, que la mer ce n’est finalement pas votre truc, même si depuis votre enfance on vous dit « Tu seras chasseur de baleine mon fils/ma fille », écoutez-vous, allez explorer d’autres voies, soyez courageux et… foutez la paix à cette baleine.

4.     Tout votre équipage vous craint parce que vous semblez aveuglé par un objectif fou, méfiez-vous, demandez l’avis du public et, en attendant, foutez la paix à cette baleine.

5.     Et si tout compte fait cette hargne et cette énergie vous semblent être au bon endroit, allez-y et ne lâchez rien !

La jolie illustration vient de : https://www.saveca-artandpaper.com/